Spencer City - Samedi 3 juillet -8 h 30.



De Dummy ou de la voiture, Farrow était incapable de définir qui conduisait. Tout ce qu'il savait c'est qu'il était terrorisé et que chaque manoeuvre de Dummy le plongeait dans l'effroi. Ils frôlèrent un poteau de signalisation et Farrow ne put s'empêcher d'hurler. Il le regretta aussitôt car Dummy sous la surprise du cri se désintéressa complètement de la route et se tourna vers le maire, qu'il fixa de son regard bigle.
"Y'a un problème, Monsieur ?"
"Regarde devant toi !"
"Oh ! Je peux faire plusieurs choses à la fois, vous savez."
Il lâcha le volant et fourragea sur la banquette.
"Garde tes mains sur le volant !"
"Vous voulez une orange, Monsieur ?"
Dummy brandissait un des fruits que Farrow avait l'impression de connaître depuis toujours.
"Elles sont très bonnes, c'est Monsieur Haggerty qui..."
Farrow n'écoutait pas, il s'absorba, ou fit semblant, dans la lecture du journal que Dummy lui remettait chaque matin. En fait, il s'agissait d'un journal vieux de deux mois que Dummy pliait soigneusement chaque matin, et qui commençait à se déchirer à certains endroits.
La voiture aborda Main Street, et vint stopper devant le feu, au rouge. Farrow n'aimait pas ce feu, le seul de Spencer City. C'est à cause de cette signalisation que Warms, en ami zélé, lui avait retiré son permis de conduire, deux mois auparavant. Farrow avait tout essayé pour fléchir le shérif, mais Warms n'avait pas cédé. Il avait alors été contraint d'engager Dummy. Celui là, justement, démarrait car le feu était passé au vert. Il accéléra et Farrow se détendit, la mairie était en vue, plus rien ne pouvait se passer ce matin si Dummy arrivait à freiner. Pour la soixantième fois depuis deux mois, Farrow se plongea dans les bandes dessinées du journal. La voiture cahota, Farrow sursauta, regarda par la lucarne arrière et n'en crut pas ses yeux.
"Mais... Mais qu'as-tu fait, Dummy ? Non ! Ne te retourne pas, tu viens d'écraser un homme !"
"Oh non, Monsieur ! Il était déjà là ce matin ! Je suis déjà passé trois fois dessus !"
"Ah ?"
Farrow avait la respiration bloquée.
"Oui, Monsieur, ce type était déjà là ce matin, et depuis longtemps."
Dummy arrêta la voiture le long du trottoir contre la mairie, et descendit pour respectueusement ouvrir la portière arrière gauche, tandis que Farrow descendait par celle de droite. Farrow n'arrivait pas à réaliser les paroles de son chauffeur. Ses jambes avaient la résistance du coton.
Steve Renucci s'apprêtait à partir en patrouille. En apercevant le maire, il vint à sa rencontre. Farrow et le policier se serrèrent brièvement la main. Chacun avait trop vu l'autre pour la journée, quand la voix de Dummy les paralysa.
"Et le mort ? Qu'en fait-on ?"
"Quel mort ?"
"Celui-là ! Greenburg, quoi !"
Farrow gardait les yeux braqués quelque part dans le ciel.
"Vous voyez quelque chose, vous, Renucci ?"
"Non, Monsieur, mais moi j'ai une excuse : à la dernière visite médicale, le médecin m'a dit que mes yeux étaient plus ce qu'ils étaient il y a vingt ans."

Bouche bée, Dummy suivait l'échange entre les deux hommes.

Renucci décrocha le micro de la radio de sa voiture pour appeler son collègue resté au poste de police à dix pas de là.
"Je vais quand même vérifier avec la radio... Pete ? Renucci ! ... Dis-moi Pete, tu as une bonne vue ? Dis moi qu'est-ce que tu vois dans la rue ... Farrow ? ... D'accord ... Le cinglé ... D'accord ... Baisse un peu les yeux ... Un poste de radio à pile ... Une mallette ... La radio ? ... Elle marche encore ? Les piles ont du quand même prendre un coup, non ? ... Mais baisse un peu la tête vers la droite, encore un peu ... Un quoi ? Un cadavre ? Tu l'as dit, bouffi, un cadavre, tu as gagné, tu l'as vu le premier, il est à toi !... Arrête d'insulter ma mère, tu veux ! Elle y est pour rien dans cette histoire !"
Une voix tonitruante envahit soudain le haut-parleur. Renucci rectifia instinctivement la position.
"Steve ? Warms ! Je veux te voir immédiatement, et dis à ce fils de pute de Farrow que je veux le voir aussi ! Immédiatement ! Je veux lui parler !"
Steve Renucci se tourna vers Farrow qui était rouge de rage. Steve et Farrow entrèrent dans le bureau de Warms. Le shérif était assis dans son fauteuil les pieds sur la table, à l'américaine, quoi !
"Ecoute moi bien, Warms, la prochaine fois que tu m'appelles fils de pute en public, je te traite de salope devant tout le monde, tu entends ? Tout le monde."
Warms replia ses jambes.
"On se calme ! Herbie, qu'est-ce que tu appelles, tout le monde ? Il reste dix huit personnes à Spencer City. Et tu appelles ça : tout le monde ? Et on trouve encore le moyen de nous en tuer un ! De toute façon, Herbie, sur ces dix huit personnes, crois-tu qu'il reste une seule qui ignore que tu es un fils de pute ?"
Indigné, Farrow s'énervait.
"Je t'interdis, tu entends, je t'interdis. Parce que moi si je suis un fils de pute, toi tu n'es..."
"Qu'une salope, je sais tu l'as déjà dit. Mais c'est pas pour ça que je voulais te voir. Y'a du nouveau !"
"Je sais, tous les ouvriers d'Haggerty et des autres ont fichu le camp !"
"On les tient Herbie, on les tient ! Dans le creux de la main."
"Tu plaisantes ou tu déconnes ?"
Pour toute réponse, Warms les conduisit dans le couloir qui jouxtait son bureau, bordé de cellules. Derrière les barreaux, un homme assis sur le bat-flanc, baillait.
"Vas-y Jim, raconte ton histoire au maire, dis lui ce que tu as vu cette nuit."
L'homme étouffa un bâillement et s'expliqua.
"Voilà, comme vous le savez, je suis payé pour dormir à Spencer City, la nuit chez moi. Et pendant la journée, on me paie pour faire détenu... Ben voilà, je ne peux pas dormir, il était dans les dix onze heures, et j'ai vu ce vieux Dave..."
"Dave Greenburg ?"
"C'est ça ! Il sortait de la banque, une valise à la main. Même que je me suis dit que ce serait marrant qu'il se barre avec la caisse."
"Tu te perds dans les détails, Jim !"
"Alors voilà ce brave vieux Dave qui traverse la rue au moment où qu'une voiture surgit. C'était un Dodge bleu marine avec beaucoup de fumée autour, même que je me suis dit comme ça, c'est William Fa..."
"Raconte pas ta vie, Jim !"
"C'est marrant, on aurait dit un avion."
Warms le prit au collet pour le secouer et le mettre sur la bonne chaîne.
"Le numéro minéralogique c'était une plaque de chez nous..."
"Raconte plutôt ce que tu as vu !"
"Ben ! C'est ça que j'ai vu ! Vous voulez que je raconte ou pas ?"
"Parle nous de l'autre voiture, Jim."
"Laquelle ? Je commence à m'y perdre, moi. De quoi voulez-vous que je cause exactement ? De l'autre voiture, celle avec les pneus crevés ? Le gars a pris les billets..."
"NON ! On connaît ! Parle de l'autre après !"
"Bon ! Après, les Sam se sont amenés."
"On y est, Jim ! On y est !"
Warms se tourna vers Farrow triomphalement.
"On les tient, Herbie, on les tient, je te le dis."
Farrow haussa les épaules. Il avait encaissé la première voiture, sans moufter.
"Tu trouves pas que c'est un peu léger comme preuve ?"
Warms lui lança un regard méchant.
"On les tient, je te dis. A moins que tu préfères que Jim parle plus longuement de la Dodge bleu ?"
"Non, non. Si ça te convient, ça me va aussi !"
"Très bien, Renucci tu files à Tilt House pour procéder à l'arrestation des trois criminels !"
"Pourquoi moi ?"
"Parce que c'est le rôle du shérif adjoint."
"Tu veux pas dire que .."
Renucci regardait Warms comme s'il venait de lui donner une sucette.
"Si, Herbie, j'ai l'honneur de te présenter le nouveau shérif adjoint de Spencer City."
Warms se retourna vers Renucci.
"Et maintenant, file salopard."
"Mais j'ai pas... J'ai pas d'étoile !"
Warms défit son propre insigne qu'il épingla sur la chemise de Renucci.
"Félicitations ! Steve, nous sommes fiers de toi, et heureux !"
Farrow s'avança pour lui donner l'accolade.
"Te mets pas en frais, Herbie, nous savons à quoi nous en tenir !"
Warms entraîna les deux hommes dans son sillage.
"Et moi ?"
Jim s'inquiétait de lui même.
"Toi, tu restes en prison jusqu'à nouvel ordre. Après tout, tu es le principal témoin dans cette affaire.. Il est pas question de t'exposer à des représailles. cinquante dollars par jour ! Ca te va ? Tu en profites pour dormir, parce que tu pourrais te retrouver chômeur d'ici peu de temps. Dès qu'on en aura fini avec les Butch et consorts, tu sortiras de prison et alors adieu les cinquante dollars quotidiens. La vie sera redevenue normale."
"Mais je veux pas que ça arrive. Je veux rester en prison, et puis d'abord c'est pas les Sam qui ont fait le coup !"
Warms ne l'écoutait plus, il raccompagna Farrow et Renucci jusqu'à la sortie.
"White m'a donné un ultimatum. Alors les Sam doivent refuser de le suivre, afin que nous, la justice, nous puissions intervenir. Je ne tiens pas à ce que White mette ses hommes sur ce coup. Si nous échouons, c'est la guerre civile.
Farrow pensait que Warms chargeait un peu. Les Jack, une guerre civile !
"Et puis White défend son pain !"
"Avec le morceau de pain de White, il y a de quoi nourrir New York pendant un an !"
Ils se séparèrent. Farrow se dirigea vers le corps de Dave Greenburg au-dessus duquel tournoyait une nuée de mouches.
"Où est Albert ?"
"Sais pas !"
Dummy ne savait jamais grand chose.
"Tu le cherches, et lui dis de nettoyer un peu mieux les rues, après tout il est responsable de la voirie et de la morgue !"
Presque inconsciemment, le maire suivit les traces d'huile qui partaient du corps de Dave avant d'aller se perdre dans une rue adjacente.
Sur l'autre trottoir, Steve Renucci héla deux policiers qui se chauffaient au soleil, adossés contre leur voiture. Le vieux Sandy était au bord de la retraite et la situation de Spencer City ne l'étonnait même pas, à vrai dire, il s'en fichait. Son seul intérêt consistait à former le jeune Bison Rose, chien fougueux dont le vieux policier avait toutes les peines du monde à contenir l'enthousiasme. Noir, Sandy l'était. Pour s'amuser, il avait surnommé sa recrue Bison Rose, ce qui faisait sans arrêt bouillir de colère le jeune indien.
"Sandy, Bison Rose, vous venez avec moi."
Ordonna Renucci, tout en astiquant sa nouvelle étoile sur la manche de sa chemise.
"Où ?"
"Tilt House !"
Renucci avait l'air embarrassé.
"On va arrêter les assassins de Dave Greenburg."
"Qui a fait le coup ?"
"Les Sam !"
"Tu plaisantes ou quoi ? Si tu crois qu'on va marcher dans tes combines, tu te fourres le doigt dans l'oeil et peut-être ailleurs."
"C'est un ordre !"
"Tes ordres, tu sais où tu peux te les mettre. De toute façon tu n'as pas besoin de nous pour arrêter trois infirmes. C'est pas du boulot bien costaud. Il n'y a pas besoin de la garde nationale pour eux !"
"C'est un ordre !"
Renucci semblait se répéter, ou alors il s'énervait.
"Tu nous emmerdes !"
Sandy mit le moteur en marche. Renucci pensait avoir gagné l'autorité que confère les étoiles neuves, il pensait qu'il avait le droit d'être écouté. Il n'avait perdu que l'amitié de Sandy.
"N'oubliez pas que c'est votre jour de vous occuper de la bouffe de l'asile !"
Vengeresse, cette simple phrase n'avait plus la même signification depuis sa promotion. Elle n'était plus qu'un ordre.
Au moment de démarrer Sandy jeta négligemment à l'intention de qui pouvait l'entendre.
"Si j'étais à ta place, je ne serais pas tranquille. Trois infirmes, d'accord. Mais ils savent tâter de la gâchette, vraiment à ta place, on se méfierait."
Il embraya et la voiture disparut dans un nuage de poussière, laissant Renucci perplexe au bord du trottoir. A quelques mètres, Farrow se livrait à un petit ballet silencieux pour essayer d'effacer du bout du pied les traces d'huile sur la chaussée.

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